Parce qu'il faut bien choisir un chemin
Une chose était sûre en ce moment précis pour Orlane, et c’était que si, dix ans plus tôt, elle avait essayé de s’imaginer plus vieille, jamais elle n’aurait imaginé sa situation actuelle. Elle se serait imaginée vivant paisiblement avec ses parents et ses sœurs, en Allemagne, ayant commencé sa deuxième année de lycée, sortant avec ses copines, insouciante, peut-être avec un garçon aussi, ayant une idée très claire et très précise de ce qu’elle voulait faire à l’avenir.
La réalité était toute autre.
Jusqu’à ses sept ans, Orlane était une petite fille joyeuse, rêveuse et énergique, elle avait l’impression que le monde était un merveilleux endroit qui ne demandait qu’à être découvert, que les gens étaient des amis pas encore rencontrés. Cela lui avait posé toute une série de problèmes. En effet, lorsque l’on vit dans un cocon tel que celui que ses parents avaient créé, le monde semble bien cruel quand on en sort. Le cocon ne pouvait pas rester intact. Le travail, les factures, la maison, les dettes, la famille… Lorsque l’on se rend compte que la situation empire alors que les parents sont incapables de s’occuper de tout ça, qu’ils ne sont pas assez responsables, pas assez matures, on est obligés de grandir soi-même. Petit à petit, c’est ce qu’elle avait dû faire. A douze ans, Orlane gérait le calendrier des factures et autres charges, elle gérait le calendrier des tâches ménagères ainsi que la liste de courses.
Elle savait aujourd’hui qu’elle n’aurait jamais dû commencer, jamais dû endosser ce rôle, cette charge mentale mais elle avait simplement pensé à ses sœurs qui avaient froid la nuit sans chauffage, qui ne pouvaient pas faire leurs devoirs sans lumière et donc sans électricité. Elle avait choisi d’être responsable. Peu à peu, son sourire avait disparu. Elle était devenue cynique et un peu froide, pas très sociable en l’occurrence même si elle était toujours polie et ne montrait habituellement pas son animosité envers les gens qu’elle n’appréciait pas. A treize ans, on avait commencé à lui demander ce qu’elle voulait faire plus tard. Elle n’en savait rien, elle n’avait aucune ambition. Son père travaillait dans l’immobilier et sa mère tenait une boutique ésotérique. Elle se prenait pour une voyante depuis, semblait-il, toujours et ne manquait pas de s’essayer à des prédictions qui s’avéraient toujours fausses pendant que son père l’applaudissait et félicitait son génie, trouvant des excuses lorsque la prédiction restait non-confirmée. Bref, quel exemple en terme de carrière !
Ses professeurs lui avaient conseillé de s’appuyer sur ses points forts. Elle n’avait pas de talent particulier, à part celui de terminer des puzzles rapidement… Difficile d’en faire quelques choses. Pour avoir plus de temps pour se décider, elle continua ses études en vue d’un bac général (ou Abitur en Allemagne). Parallèlement, la situation à la maison était devenue de plus en plus compliquée. Orlane avait une irrépressible envie de liberté et elle avait choisit un lycée avec un internat. Ce fut la plus belle année de sa vie : une année sans responsabilité pendant laquelle elle avait pu vivre son adolescence.
Elle se sentait enfin à sa place lorsque le gène X s’était manifesté pour la première fois et qu’elle avait grillé, dans un moment d’intense frustration, tous les ordinateurs de l’école. Evidemment, elle n’avait pas compris immédiatement qu’elle était responsable mais, à force de perturber les objets électriques autour d’elle, elle avait commencé à s’en douter et c’est là que tout s’était enchaîné. L’Allemagne n’est peut-être pas un pays anti-mutant mais il y a une limite entre l’acceptation et l’intégration. Il n’avait pas fallu longtemps pour que son petit secret se sache et que les quelques amis qu’elle s’était fait se mettent à l’ignorer, mis à part une.
Dépitée et en colère, à la fin de l’année, elle avait affirmé à ses parents qu’elle allait passer les vacances d’été avec sa meilleur amie, qu’elle retournerait à l’internat à la rentrée et qu’elle reviendrait chez eux pour les vacances de la Toussaint. Ce n’est pas du tout ce qu’elle avait fait. Elle avait réservé une place de camping pour deux mois au bout milieu de nulle part, pendant lesquels elle s’était entraînée à vivre avec son pouvoir. La technologie est plutôt réduite en camping. Pour commencer, c’était un bon entraînement. Par la suite, elle s’était rapprochée de la ville, s’aventurant dans les commerces pour s’entraîner à ne rien dérégler.
Le mois d’août était presque terminé lorsqu’elle avait été abordée par un représentant de l’Institut, qui se trouvait aux Etats-Unis. Il lui avait proposé une place, lui affirmant que personne dans son entourage ne saurait réellement de quel type d’école il s’agissait. C’était, pour tout le monde, une école pour surdoués. Il ne lui avait pas menti, lui avait parlé de la situation politique actuelle là-bas mais la seule phrase qui avait résonné en elle était : « Là-bas, tout le monde a un don, comme toi. » Elle avait accepté et était au final rentrée chez ses parents pour leur expliquer son transfert aux Etats-Unis dans une école pour surdoués (sa mère lui avait assuré en avoir eu la prédiction). Elle était arrivée aux Etats-Unis au milieu du mois de septembre.
Actuellement assise sur son nouveau lit, en pyjama, elle repensait à son parcours, le regard perdu par la fenêtre. Dix ans plus tôt, jamais elle n’aurait imaginé se retrouver ici. Et pourtant. Tout était calme, silencieux. Il était si difficile de s’endormir lorsque tout notre univers venait d’être chamboulé.
J’ai besoin de dormir, se décida-t-elle en tendant son esprit vers son pouvoir. Elle s’allongea, se glissa sous la couette et ferma les yeux. Délicatement, son pouvoir s’activa, sa volonté envoyant un signal électromagnétique à son cerveau. Le sommeil bienfaiteur s’empara d’elle.